CHIMERES
« Chimères »
Restitution de résidence de Thomas Cartron et Sylvain Wavrant au Le RU - Repaire Urbain à Angers.
Vernissage le 13 octobre dès 18h30.
Exposition du 14 octobre au 31 décembre 2022.
Cette exposition, fruit de la collaboration entre Thomas Cartron et Sylvain Wavrant, jeunes artistes lauréats de la seconde édition de la résidence Arts visuels au Repaire Urbain, est résolument pluridisciplinaire et interroge la permanence des mythes aujourd’hui.
Thomas Cartron, né en 1987, est diplômé de l’Ecole Européenne Supérieure d’Arts de Bretagne - site de Rennes. Sa pratique artistique est axée à la fois sur les questions de la représentation et sur l’essence de la photographie. Sylvain Wavrant, né en 1989, est diplômé de l’ESAA Duperré - Paris et de l’EESAB Rennes. Sa pratique est étroitement liée à la taxidermie, et questionne notre rapport à l’animalité et à l’imaginaire. Plasticiens et directeurs artistiques du collectif Nos Années Sauvages, les deux artistes s’associent dans ce projet de recherche et de création, intitulé Chimères, en prenant comme prisme de réflexion le mythe de Persée et Méduse.
Connu pour sa persévérance, Persée, demi-dieu fils de Zeus et de Danaé rencontre tour à tour nymphes, créatures, dieux et déesses jusqu’à ce que son destin le conduise à tuer la tristement célèbre Gorgone : Méduse. Punie par Athéna, elle fut transformée en créature repoussante ayant le pouvoir de pétrifier tout mortel qui croisait son regard. Ces histoires de chimères ont été abordées par les artistes comme autant de ressources narratives, mais ont également déterminé les méthodes de travail et de production des œuvres, laissant une grande place à l’expérimentation et à la découverte, au fur et à mesure des rencontres sur le territoire angevin et des liens puisés dans les récits mythologiques.
Chimères, un cabinet de créations plastiques et vivantes, un corpus d’images, de sculptures et d’installations faisant cohabiter les univers singuliers de deux plasticiens questionnant les notions de fascination et de répulsion.
Cette production a été soutenue par le collectif Nos Années Sauvages avec la collaboration d’artistes chorégraphe, dramaturge, danseur, comédien.ne.s, musicien.
Avec le soutien de la Ville d’Angers / Coproduction Nos Années Sauvages.
La vie des chimères
Dans ses Leçons américaines, Italo Calvino explique que l’artiste qui se fixe pour objectif de représenter le monde dans son actualité risque de se trouver englué par la lourdeur du réel. La réalité serait une gorgone Méduse que l’artiste ne peut regarder en face sans être pétrifié. Persée représenterait la juste posture de l’artiste : léger avec ses sandales ailées, il s’appuie sur les vents et les nuages pour affronter la bête grâce à une vision indirecte. Le combat entre Persée et la Méduse est un combat entre l’artiste et ce qu’il voit. « Tout tableau est une tête de Méduse et tout peintre est Persée », écrit le Caravage. Calvino conclut : « J’éprouve d’emblée la tentation de trouver dans le mythe une allégorie du rapport du poète au monde ».
Depuis de nombreuses années, Thomas Cartron et Sylvain Wavrant gravitent autour de ces récits archaïques qui disent jusques à nos oreilles post-modernes les angoisses et les aspirations d’une humanité finalement assez constante dans ses névroses. Pour ces artistes qui revendiquent l’exploration de nos natures « sauvages », il est tentant de voir aussi dans ce goût des histoires antiques la nostalgie d’un temps où l’homme se heurtait aux éléments, vivait au contact du règne animal, était un élément de la nature et non son observateur extérieur, bref, un temps où l’humanité habitait son environnement avec un peu plus d’humilité.
D’un côté donc, le héros. Il combat le monstre en fixant son regard sur le bouclier de métal poli que lui a donné Athéna. Il esquive ainsi le regard pétrificateur auquel il ne se confronte que par la vision détournée et indirecte. Le reflet n’est pas le visage. La chimère est séparée de la réalité. L’image de la chose n’a pas le pouvoir de la chose.
Persée coupe cette tête et tue la créature. Dont acte. Mais curieusement le pouvoir malfaisant de la bête semble lui survivre et les yeux n’ont pas perdu leur force de pétrification quand leur propriétaire a perdu la vie. Cette tête prend même un nom bien à elle : le gorgonéion. Persée l’utilisera à deux ou trois reprises dans la suite de ses aventures puis il l’offre à sa protectrice Athéna, qui l’attachera sur son bouclier pour le rendre d’autant plus efficace.
Ainsi ce qui était une menace devient une protection. On comprend que Persée ne doit pas tant tuer Méduse que l’affronter, en être victorieux. Il s’agit davantage de quelque chose à surmonter que de quelque chose à accomplir. Du corps décapité jaillit Pégase. Persée apprivoise cette tête plutôt qu’il la neutralise et tourne à son profit le pouvoir qu’elle avait. De nombreux bienfaits viendront du gorgonéion et pendant des siècles, les soldats antiques peignirent cette face sur leur bouclier.
Voilà donc un curieux paradoxe. Alors qu’elle ne peut pas être regardée, Méduse n’a cessé d’être représentée.
D’un autre côté alors, la gorgone. Ces histoires anciennes de bêtes vaincues racontent la volonté humaine de s’extraire du chaos, des ténèbres, du désordre. Notre contemporanéité a figé deux usages restreints du mot « monstre ». Celui, enfantin, désignant l’ensemble des croquemitaines dont peut accoucher un imaginaire puéril. L’autre, adulte et son adjectif « monstrueux », pour qualifier le plus souvent un comportement moralement inacceptable. Le monstre des cultures anciennes est très éloigné de ces considérations. Il n’est pas une interrogation de la morale, mais une interrogation de la norme : il est repoussant parce que son corps est une anomalie.
Méduse n’est pas différente des autres : elle est un « monstre » parce qu’elle est hybride et difforme. Une chimère. L’erreur de la nature fascine ou révulse précisément parce qu’elle dit quelque chose de la nature. Le monstre nous révèle la fragilité de notre propre conformité. Toute rencontre avec l’autre démontre que nous n’allons pas de soi.
Si le monstre incarne la mort ou donne la mort, c’est bien parce que les sociétés anciennes, sous le joug de menaces démesurées, avaient besoin d’unité et de repères pour affronter collectivement l’existence. Face aux famines, aux infections, aux catastrophes naturelles, aux guerres claniques, à la précarité de son existence, on ne veut voir qu’une seule tête. Ce réflexe unificateur archaïque, on le retrouve à l’œuvre chaque fois que des temps de crise suscitent des tentations ou des tentatives autoritaires. Alors le bizarre n’est pas seulement beau : il est profondément nécessaire. Socialement salutaire.
Au travail depuis le mois d’août dans l’atelier du Repaire urbain, dans le cadre de la résidence de création Arts visuels, deux artistes malaxent cette matière pour faire œuvre avec la nécessité de la vision indirecte et l’interrogation organique de la norme. Un photographe et un taxidermiste. Évidemment.
La photographie a pu paraître une domestication de la réalité. La voilà terrassée, la gorgone, avec ce nouveau jouet. Clic-clac et le monde entier couché sur papier argentique dans la crudité de sa réalité. Projet séduisant, mais irréalisable… Chimère. Telle n’est pas l’approche de Thomas Cartron. Il pratique une photographie qui ne s’enivre pas de son apparent pouvoir de captation du monde. Une photographie qui se méfie d’elle-même et se refuse à ce travail de faussaire. Une bonne fois pour toutes, l’image de la chose n’a pas le pouvoir de la chose. Il s’agit alors de trouver les moyens techniques ou esthétiques de s’avouer photographie.
Le procédé se met en scène et nous enseigne l’art de la distance. L’humilité de la représentation. Le plaisir du pas de côté : que se passe-t-il dans le négatif des choses ? Qu’apportera la révélation ? L’image inachevée n’est-elle pas finalement plus signifiante que l’image trompeuse ?
Les œuvres de Thomas ne représentent pas des objets via un cadrage, une lumière ou un tirage, elles mettent en scène ce que sont ces gestes photographiques. Un mouvement à la prise de vue, un procédé d’impression archaïque, un support inhabituel, une gravure en négatif, une surimpression : l’entièreté du processus de fabrication de l’œuvre interroge la discipline en s’affranchissant de cette contrainte que la peinture a délaissée depuis longtemps déjà : montrer le monde tel qu’il est.
Les images de Thomas ne prétendent jamais être la chose. Ses gestes et ses procédés lui donnent cette hauteur, cette légèreté, cette distance, qu’Italo Calvino voyait dans le reflet de l’égide. Et il nous semble en parcourant l’exposition que tout est nouveau et que chaque objet gagne un intérêt imprévu. Une carrière d’ardoise paraît être une terre lunaire. Un paysage lacustre prend une coloration d’apocalypse. Les statues de pierre semblent encore palpitantes d’une vie sous-jacente. La réalité matérielle y retrouve une texture mythologique. Roche, peau, ciel, acier. Nous voilà replongés dans un monde élémentaire. Par le pouvoir de l’illusion et de nos impressions, nous voilà redevenus des hommes antiques. Chimère.
Dans cette tentative de renouer avec un rapport ancien au monde, Sylvain Wavrant nous apprendrait plutôt à regarder du côté des sorciers. Docteur Frankenstein qui ne manipule pas le courant électrique, il assemble, il suture, il empile, il compresse, il colle, il emboîte. Dans un monde aseptisé et hygiéniste terrifié par la mort, Sylvain a fait de la dépouille animale son premier médium. Puis il ajoute de la matière, toujours plus de matière, toujours plus de matériaux. À la taxidermie d’un jeune renard pulvérisé sur une nationale quelconque, il rendra des griffes, des ailes, ou juste un manteau de paillettes. De quoi se défendre, se couvrir, retrouver une certaine dignité.
On assistera ici à l’alliance impertinente et contre nature entre le plâtre et l’os, le béton et le cartilage, l’arête de poisson et le tuyau d’arrosage, le latex et la mue de serpent, le poil et la peinture, la cire et la corne, le corail et l’or. Objets disparates et composites… Chimères.
Toujours Sylvain se place du côté du bizarre, du syncrétique, de l’incongru. Il récupère ce que l’on voudrait voir disparaître et nous le remet sous les yeux. Ses créatures étranges semblent parfois sorties du laboratoire d’un savant fou, échappées d’un film de David Cronenberg. Les coraux qu’il incruste aux sculptures évoqueraient presque une maladie de peau, une excroissance radioactive. Ils ne brillent pas tant par leur grâce qu’ils n’émeuvent par l’évidence de leur mort. Voilà ce qui peut nous mettre mal à l’aise dans les travaux de Sylvain. Alors que les figures et la matière animale se parent d’une aura de mystère, de noblesse et de menace, la taxidermie et les techniques mixtes viennent rendre le tout trivial. L’animal, symbole et métonymie de la nature, devient monstre. Non plus parce qu’il serait une force destructrice à combattre, mais plutôt en ce qu’il reflète la difformité de notre rapport à l’environnement. Aujourd’hui que la nature a été colonisée, domestiquée et dilapidée, la bête serait plutôt le témoin pathétique de notre triste conquête.
Judith Ashby